En pleine Première Guerre mondiale, Yvonne St-Laurent naît le 20 juillet 1916 à Val-Brillant dans la vallée de la Matapédia. Elle deviendra la première femme à obtenir le titre officiel de cheffe de gare pour le Canadian National Railways dans l’Est du Québec et les Maritimes, en 1943.
Micheline St-Onge
Protégée d’Yvonne St-Laurent et résidente de Carleton-sur-Mer
La crise de 1929-1930 les amène, sa mère et elle, à quitter leur maison de Price l’hiver, étant sans argent pour la chauffer. Sa mère demeure alors dans les familles où elle travaille et la jeune Yvonne, qui est la dernière d’une famille de 11 enfants, va chez sa sœur aînée à Saint-Damase. Yvonne fait la moitié de son année scolaire à Price et l’autre à Saint-Damase pendant quelques années. Malgré les nombreuses embûches, elle poursuit ses études jusqu’au diplôme d’enseignement supérieur (11e année). Pendant qu’Yvonne étudie, sa mère travaille dans les maisons privées pour 3 $ par mois (environ 60 $ aujourd’hui) et confectionne des pantalons pour 1 $. À la fin de ses études en 1934, Yvonne a 18 ans, mais elle est trop jeune pour enseigner. Elle veut apprendre l’anglais en même temps qu’elle travaille pour aider sa mère. Elle part en train pour Métis, le village voisin et c’est là que commence ses expériences avec le train.
D’abord l’anglais et l’enseignement
Elle trouve une famille anglaise qui engage 14 hommes. « L’ouvrage de maison » paie entre 3 $ et 6 $ par mois. Yvonne négocie 6 $, logée et nourrie, plus 3 $ pour faire la comptabilité. Elle se dit : « Je vais faire un mois et après, on verra ». Elle reste 9 mois et devient bilingue. En mai 1935, elle a presque 19 ans et commence à enseigner à Métis, car la « maîtresse » en place se marie et doit arrêter d’enseigner. Elle demeure en poste sept ans. Sa paie est de 30 $ par mois (environ 620 $ aujourd’hui), ni logée ni nourrie. Soudainement, elle développe un problème aux cordes vocales qui lui fait perdre la voix. Après un repos, elle remplace six mois à Saint-Luc-de-Matane. Le salaire mensuel est de 40 $, mais le problème aux cordes vocales revient. Elle ne peut plus enseigner. Elle doit trouver un nouveau métier.
Puis le morse
Comme elle voyage souvent en train pour aller voir sa mère, elle discute avec l’agent de gare qui la connaît. Il lui suggère d’apprendre le télégraphe. C’est la Deuxième Guerre mondiale, les besoins sont énormes. Il offre de le lui enseigner et ils s’installent dans un local près de la gare de Mont-Joli où vont régulièrement des employés du train. Pour être télégraphiste, il faut décoder les signaux envoyés en morse, plusieurs mots à la minute. Même si sa formation n’est pas terminée, un officier du CNR lui propose de venir travailler pour eux, car ils ont besoin qu’elle puisse lire seulement trois ou quatre messages par jour. Elle se dit : « le meilleur moyen de le savoir est de l’essayer ».
Enfin cheffe de gare
Elle commence comme cheffe de gare pour le CNR en 1943, elle a 27 ans. Les douze premières années sont difficiles : comme « relief agent » (remplaçante), ils l’envoient partout même dans de grosses gares comme Rimouski et Rivière-du-Loup. La deuxième année, elle obtient un contrat à Upsalquitch (Nouveau-Brunswick). Sa première paie nette est de 68 $ pour deux semaines. Elle n’en revient pas, elle la montre fièrement à sa mère qu’elle adore et qui l’a toujours soutenue et encouragée. Mais, à la fin de la guerre, les hommes reviennent et reprennent « leur » place. Pour demeurer au travail, elle doit prendre les tâches les plus difficiles.
Elle connaît la comptabilité et parle anglais, deux atouts importants, car au CNR, tout se déroule en anglais. Lorsqu’elle remplace à un endroit pour la première fois, les chefs de gare ne veulent pas d’une femme… Quand ils la voient travailler et qu’elle organise la comptabilité pendant leurs vacances, l’année suivante, ils se battent pour l’avoir.
En 1954, elle a enfin son premier vrai poste permanent à Nouvelle, à 38 ans. À sa rencontre d’embauche, le chef de gare qu’elle remplacera est méfiant, il pense qu’elle ne pourra pas faire le travail à cause des lourds paquets à transporter, etc. Elle lui répond qu’elle va faire comme lui, rester assise et payer quelqu’un pour lever les paquets.
Elle achète une maison qui est reliée à la « station » par un petit sentier à l’arrière de sa cour. Elle achète un « char » neuf qu’elle conduit elle-même, fait rare pour l’époque. Elle embauche Edouard Quinn pour l’aider. Elle va chercher sa mère et embauche Mlle Rose Leblanc pour s’occuper de la maison, car au fil des ans, elle hébergera toujours quelqu’un.
Son travail consiste à recevoir les messages codés en morse pour harmoniser le passage des trains, transcrire le message sur un papier qu’elle roule et donne au conducteur du train avec une perche, répondre aux appels du CNR, voir à la bonne marche de toutes les activités et tenir la comptabilité puisque les gens paient sur place pour les marchandises reçues. Il passe deux trains passagers quotidiennement : un vers Québec, l’autre vers Gaspé. Ça prend 12 heures de Nouvelle à Gaspé. Il y a aussi le « spoutnik », petit train de passagers sans bagage. Plusieurs « trains de fret » (trains de marchandises) passent chaque jour. Tout voyage par train : produits généraux, bétail, charbon pour chauffer l’église et les maisons, bois et même morceaux de glace l’été pour conserver les aliments. La gare est le plus important centre d’activités. Beaucoup de monde vient voir qui arrive et part et quelle marchandise arrive.
La gare comprend une salle pour les passagers, un bureau du côté est et l’entrepôt à l’ouest. Il y a une plateforme pour ranger le charriot qui sert à décharger les marchandises du train. Il y a six voies d’évitement (« siding ») et certains wagons restent là plus d’une semaine. C’est un beau terrain de jeu pour les jeunes garçons qui grimpent sur les wagons et sautent de l’un à l’autre. Beaucoup se rappelleront du bruit particulier, ressemblant à « funty », que font les trains qui se connectent à un wagon sur la voie d’évitement. La gare de Nouvelle où elle a travaillé pendant plus de onze ans sera remplacée par une neuve au printemps 1989. Cette gare ressemble à beaucoup d’autres…
Une générosité exemplaire
Cependant, les plus belles histoires sont celles qui se passent dans la maison au bout du sentier à partir de la gare : sa maison. Plusieurs personnes se souviennent de « Mlle St-Laurent » comme une « femme faisant des affaires », très réservée, calme, respectée et qui s’occupe de plusieurs enfants. Effectivement, cette femme exceptionnelle héberge, au fil du temps, sa mère, sa tante, ses nièces l’été, plusieurs enfants dans le besoin dont un petit garçon de 7 ans et une petite fille de 2 ans quand leur mère est hospitalisée au sanatorium et, par la suite, deux filles dont la mère est décédée et qu’elle gardera à vie. Elle paie les études de plus d’une dizaine d’enfants de son entourage et à l’étranger. Elle achète une maison pour son frère et sa famille. Elle envoie aussi des cadeaux de Noël pour que les parents puissent les donner à leurs enfants, paie les coûts de rénovation de maisons délabrées de familles à faible revenu, gère le budget d’une famille pour qu’il puisse garder leurs enfants, confectionne des vêtements pour de nombreuses familles, s’implique à l’église et aide partout continuellement. Elle a un respect exemplaire de tout le monde qu’elle côtoie, même les personnes qui ne font pas ce qu’elles devraient faire. Jamais elle ne fait de reproches, elle dit simplement qu’elles n’ont pas ce talent-là, mais qu’elles en ont d’autres.
L’aventure se poursuit
Elle est cheffe de gare à Nouvelle jusqu’en juillet 1965. Elle est remplacée par Emery Francoeur. Elle quitte, à regret, à la suite de problèmes cardiaques qui font qu’elle ne peut plus travailler dans une gare où elle est seule. Elle part pour Amqui, mais six mois après son arrivée, la gare brûle. Nouveau transfert à Saint-Quentin (Nouveau-Brunswick) en 1966 où elle travaille jusqu’à sa retraite en 1979; elle sera leur dernière « agente de station ».
Elle revient à Nouvelle où elle voulait rester toute sa carrière et où sa chère maman, Augustine Thibault St-Laurent, est enterrée. Mais en 1981, une de ses protégées nécessite des soins spécialisés, ce qui l’amène à déménager à Longueuil. Elle décède le 19 janvier 2012, à 95 ans et 6 mois, à Saint-Eustache, entourée de ses nièces Louisette, Oliva et Ginette, et de sa première petite protégée… moi. C’était une femme extraordinaire qui était, comme elle le disait, « aventureuse » et qui a profondément marqué les personnes qui ont eu la chance de la connaître.
Photos (dans l’ordre)
Première gare de Nouvelle, établie dans l’arrondissement de Drapeau, 1914.
Photo tirée de : Comité du centenaire de Nouvelle, St-Jean-l’Évangéliste, 1869-1969, Nouvelle, Nouvelle, 1969, p. 77.
Yvonne St-Laurent, cheffe de gare à Nouvelle, au début de sa carrière, vers 1950.
Collection Micheline St-Onge
Yvonne St-Laurent prend sa retraite après 36 ans de service dont 11 à Nouvelle, 1979.
Collection Micheline St-Onge
Deuxième gare de Nouvelle, érigée dans le « faubourg », la partie la plus densément peuplée du village, vers 1987. C’est dans ce bâtiment qu’a œuvré Yvonne St-Laurent. Elle sera remplacée en 1989 par la gare actuelle qui est la troisième.
Collection Réal Poirier