Le 21 février 2018, Jacques Chagnon, alors président de l’Assemblée nationale, dévoile une plaque dotant officiellement du nom d’Evelyn Dumas une élégante salle vouée depuis longtemps aux conférences de presse, située juste en face de celle réservée au caucus des ministres, dans l’édifice Pamphile-Le May. Cinquante-sept ans se sont écoulés depuis que cette Gaspésienne de 20 ans devenait en catimini la première femme correspondante au Parlement, antre du pouvoir conjugué au masculin où dix mois plus tard, Claire Kirkland-Casgrain ferait l’histoire à titre de première députée.
Carmel Dumas
Sœur d’Evelyn Dumas
Evelyn était l’aînée de notre famille, également son étoile. Bien que de huit ans sa cadette, j’ai vécu aux premières loges les rebondissements tour à tour exaltants et éprouvants de son parcours hors du commun. L’admiration que ses pairs ont exprimée à son égard au fil des ans me touche profondément, en particulier cette inscription de Hélène Pelletier-Baillargeon1 dans le livre souvenir des inéluctables adieux : « Evelyn, chacun l’a reconnu, est, avec Judith Jasmin, l’une des grandes journalistes que le Québec a connues… ».
Avant de décliner ses accomplissements, les références officielles à Evelyn rappellent invariablement qu’elle est née le 13 avril 1941 à Saint-Georges-de-Malbaie. Il ne s’agit pas d’une simple note biographique comme on pourrait pardonner à un œil distrait de le croire. Le fait de venir d’où elle vient trouve en fait un écho direct dans les accomplissements qui ont permis à la première enfant de sa lignée à poursuivre des études classiques de se démarquer dans la jungle urbaine des intellectuels de son temps.
Pédagogue de mère en fille
Sa langue maternelle est l’anglais, nos séduisants Dumas de père en fils manifestant un penchant pour les Irlandaises et Écossaises plus éduquées qu’eux, simples pêcheurs et cultivateurs. La mère de papa, Minnie Ahern, est brièvement enseignante. Cependant, celle qu’il épouse, Angelina McKoy, l’est durant 45 ans, pionnière dans de petites écoles entre Percé et Saint-Majorique, incluant celle où le père Jean-Marie Watier célèbre sa première messe à Pointe-Navarre ; le pupitre de maman servant d’autel.
Evelyn, future bachelière en pédagogie, va bénéficier dès la plus tendre enfance de la passion avec laquelle notre mère aimait transmettre le savoir en plaçant la barre toujours plus haut. Sans ces classes prodiguées à la maison, l’adulte Evelyn n’aurait pas été outillée pour devenir éditorialiste associée et grande reporter au prestigieux quotidien The Montreal Star au beau milieu des turbulences sociopolitiques des années 1970. Elle n’aurait pas su, non plus, au tournant des années 1980, se révéler conseillère avisée auprès du premier ministre René Lévesque en matière de relations interculturelles. À son décès en juin 2012, plusieurs journalistes saluent sa plume rare et le vétéran Hubert Bauch précise dans le Globe and Mail : « Long before Chantal Hébert, she was one of the first women to work and write in both French and English. She was highly respected. »2.
Evelyn restera fidèle à l’épellation anglaise de son prénom, insistant toutefois qu’on le prononce en français, ce qui sied très bien à la quatrième femme récipiendaire du Prix Olivar-Asselin créé par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal pour saluer la défense journalistique de la langue française. Lorsque cet honneur lui est dévolu, en 1976, notre père, John William, nous étonne en déclarant qu’il a partagé ses jeux d’enfant avec Paul, le fils d’Olivar, lorsque ce dernier visitait son frère Raoul, le premier curé résident de Saint-Georges-de-Malbaie.
Des débuts prometteurs
Les curés, on le sait, sont à l’époque les plus éduqués des petits villages. Collées à l’église, les maisons Dumas sont toujours ouvertes à ce voisin qui aime autant placoter et jouer au bridge que ses ouailles. L’un d’eux, le futur monseigneur Roland Brière, apprend le latin à Evelyn avant même qu’elle ne fréquente l’école en français, ce qu’elle ne fait qu’avec l’arrivée des sœurs de Saint-Paul de Chartres, en 1948.
Durant les constructions du couvent et du nouveau presbytère, nos parents cèdent leur maison au curé et se lient d’amitié avec le remplaçant d’été, le père Rolland Brunelle, fondateur du festival de musique de Lanaudière. En 1955, lorsque Evelyn se classe première de toute la province aux examens pour l’obtention de son certificat d’études primaires, la recommandation du père Brunelle la mène au pensionnat de la Congrégation de Notre-Dame à Joliette. « Une décision, écrit-elle en 1972, qui a eu une importance capitale dans le reste de ma vie ».
La couventine est déjà militante au sein des Jeunesses étudiantes catholiques où, durant le camp d’été à Sandy Beach, ses premiers vrais mentors l’ont initiée aux philosophes chrétiens comme Louis Joseph Lebret, venant ajouter au sens d’engagement social inculqué par nos parents. « Peut-être Lebret m’aidera à rester près de la réalité de tous les jours, de la réalité des hommes, à travers les étapes plus ou moins artificielles de la vie d’étude », écrit-elle à l’été 1957 à Jeannine et André Juneau, chefs de file du mouvement qui en ont fait leur protégée.
Sa petite enfance est marquée par l’effort de guerre, d’autant plus que les Dumas, dans la maison familiale, tout comme à Gaspé et à Montréal, sont opérateurs du télégraphe. Le code Morse était chez nous pratiquement une troisième langue, le son des messages entrants se mêlant à notre quotidien jusqu’en 1958. C’est avec ce bagage que la jeune douée de Saint-Georges-de-Malbaie se présente à Joliette au séminariste Bernard Landry pour réclamer la place d’une plume féminine dans le journal étudiant, donnant naissance à une complicité que le futur premier ministre évoque avec émotion lors du décès de celle avec laquelle il partageait aussi l’amour de la Gaspésie.
Une journaliste reconnue
La piqûre journalistique place ensuite Evelyn à la rédaction du mensuel des étudiants de l’Université Laval, Le Carabin, d’où elle est recrutée en 1959 par Jean-Louis Gagnon comme collaboratrice d’été à La Presse, en même temps que Paul Cliche, Pierre Vennat et Louis Martin. L’année suivante commence sa carrière officielle de reporter, d’abord à La Presse puis au Devoir. Elle y entre en 1962 juste à temps pour couvrir la campagne électorale du Gaspésien René Lévesque sous l’enseigne « Maîtres chez nous », soudant du coup une amitié à vie.
« En mémoire d’Evelyn Dumas (1941-2012), première femme correspondante parlementaire à l’Assemblée nationale du Québec en 1961. Cette pionnière s’est également illustrée comme éditorialiste, rédactrice en chef, auteure et conseillère politique. »
Inscription sur la plaque commémorative de la salle Evelyne-Dumas
Rapidement reconnue pour l’excellence de ses analyses politiques, elle ne tarde pas à également s’imposer comme reporter syndical, mue par des questionnements remontant à la terrible grève de Murdochville dont les répercussions au sein des familles proches et au cœur de la Gaspésie entière l’ont violemment exposée aux tiraillements conflictuels de son âme et conscience. « Les grévistes et leurs chefs ont manifesté à la radio, écrit-elle en 1957. Il y a eu beaucoup de vitupérations et de critique destructive. Je crains qu’ils n’aient oublié qu’ils luttent pour la dignité de l’homme, mais je crois que, puisqu’il faut prendre position à l’heure actuelle, je suis encore de leur côté. Ils sont les plus faibles économiquement et politiquement. » Elle publiera plus tard une œuvre phare sur les luttes ouvrières des années 1930, Dans le sommeil de nos os.
C’est ce que j’inscrirai un jour sur sa pierre tombale à Saint-Georges-de-Malbaie où, selon ses vœux et la tradition familiale de génération en génération, Evelyn repose pour l’éternité.
Notes
1. Hélène Pelletier-Baillargeon est journaliste, auteure et militante, Chevalière de l’Ordre national du Québec ; son livre Olivar Asselin et son temps, publié aux Éditions Fides est à recommander aux Gaspésiens férus d’histoire.
2. Traduction libre : « Longtemps avant Chantal Hébert, elle fut une des premières femmes à travailler et à écrire à la fois en anglais et en français. Elle était hautement respectée. »
Photos (dans l’ordre)
Evelyn et Patricia Dumas devant la vieille école à Saint-Georges-de-Malbaie, 1948. Collection famille Dumas
Evelyn Dumas à son bureau au Montreal Star, 1970.
Collection famille Dumas
Evelyn Dumas et René Lévesque, lors de la remise du prix Olivar-Asselin, 1976.
Collection famille Dumas
Evelyn Dumas à Percé, 2003.
Collection famille Dumas