Extrait de : Effie Molt-Bignell, Saint Anne of The Mountains, The Story of a Summer in a Canadian Pilgrimage Village, Boston, Badger, 1912; traduit en 1983 par l’abbé Roland Provost : La vie quotidienne en Gaspésie au début du siècle, p. 103-104.

Effie Molt-Bignell
Autrice et photographe

« La vue de tout navire norvégien, en route vers nos rives en quête de bois de fuseau, provoque un intérêt considérable. Les spectateurs de la Côte l’accueillent avec des commentaires sans fin. Plus il approche, plus la surexcitation devient contagieuse jusqu’à nous envahir nous-mêmes. Nous nous attardons aussi sur la grève et nous guettons et nous spéculons… Parfois nous nous en faisons aussi accroire sur nos capacités de diriger les manœuvres!

Les jours passent. Nous faisons connaissance avec le capitaine du navire. Que d’histoires poignantes relatant leurs voyages en terres étrangères ou sur des mers lointaines, n’avons-nous pas entendues sur les lèvres de ces gentilshommes de Norvège!

Il y a parfois des jours de fête, occasions délicieuses où l’équipage du navire endosse ses habits de gala et nous convie à sa table hospitalière. Aussi c’est avec le sentiment romantique de répondre à l’invitation d’un Viking que nous acceptons gracieusement. Nous avons aussi le privilège de nous familiariser avec cette magnifique créature, l’objet inanimé le plus apparenté à un être vivant, un navire.

Les jours s’amalgament en semaines et le vaisseau devient pour nous comme un trait permanent de ce sublime panorama. Nous l’apercevons de presque tous les points de nos excursions quotidiennes… Pendant toute la nuit, se balançant à une telle hauteur que leur lueur se mêle au scintillement des étoiles, brillent les feux de route du sympathique vaisseau.

Mais un jour, le Viking nous annonce que le bateau a reçu sa pleine cargaison et qu’il est à veille de quitter nos côtes. Les conditions de la marée de minuit se prêteront favorablement à cette entreprise, à ses dires. De là jusqu’à l’heure dite, d’habitude si calme à bord du navire, règne un grand branlebas. Les feux de route se multiplient avec une constellation d’autres lampes. En plus, d’autres lueurs dans le proche voisinage indiquent la présence de cet important petit bateau à vapeur, dont la fonction consiste à touer le navire vers les eaux profondes. Puis, c’est le crépitement des ancres qu’on hale, c’est la sirène bruyante du remorqueur qui hurle au départ, ce sont les feux qui déménagent lentement vers le golfe.

Au point du jour, nous remarquons la toue à l’ancre près de la rive. Mais la longue-vue nous révèle à une distance imprécise un vague navire, toutes voiles dehors, qui a mis le cap sur la pleine mer.

– Il nous manque, n’est-ce pas? ce magnifique vaisseau, s’exclame un villageois.

Comme nous, il regarde fixement sur le fleuve l’endroit maintenant désert, hier encore le lieu de séjour du navire familier.

– C’est toujours ainsi. Quand il nous quitte, c’est comme la solitude pour un bout de temps. Nos voisins du village ont beau déménager de temps à autre, mais règle générale, leurs demeures subsistent. Dans le cas des Norvégiens, non seulement nous perdons des amis, mais aussi leur maison, qu’ils transportent avec eux. »