Voici la légende derrière le nom du Lac-au-Diable dans le secteur de Rivière-Madeleine, telle que racontée par le père Martial, dit le « boulé », de la Grande-Écorchis, un immense éboulis à flanc de falaise, situé entre L’Anse-à-Valleau et Pointe-Jaune, en pays de Gaspésie. C’est aussi l’histoire du géant qui s’est écorché les mains en le déboulant, laissant une profonde empreinte, comme une grande déchirure, à l’origine du nom, non sans avoir transmis un don au narrateur du récit, par la suite.

Maurice Joncas
Auteur et artiste, originaire de Pointe-Jaune

Dès ma première rencontre, avec des mots plein sa barque, vêtu de sa vieille vareuse et de son tricot de laine du pays, assis sur le rebord du perron de sa coquette maisonnette blanchie à la chaux, le père Martial m’avait fait la promesse de laisser flotter ses éclairs de mémoire, en tirant de longues bouffées de sa pipe recourbée qui disparaissait presque dans ses mains géantes.

« Astheure, viens, mon garçon. Allons nous assire sus l’bord d’la falaise. Pis, en fumant ben tranquille, m’a t’raconter une ben belle histoire, celle d’mon boutte d’pays. Y en a eu en masse des légendes pis des histoires pas trop trop catholiques, comme dirait m’sieur l’Curé. Icitte, dans not’ coin d’pays, y a ben des histoires qui courent. Des fois, ça m’fait ben rire, parce que l’monde là, ben des fois, j’pense qu’y exagèrent un p’tit brin. Mais des fois, y ont raison itou. »

La Grande-Écorchis
« Lé deux histoires que j’m’en vas t’raconter, ben y s’ressemblent ben gros. On dirait quasiment des histoires jumelles, avec, en plusse, un p’tit côté vrai, d’après c’que ma défunte mère m’a dit : « Toé, là, Martial, cé pas étonnant qu’té fort pis qu’t’as les épaules, les bras pis les mains larges. Quand j’t’ai porté, un jour de grand vent, j’me sus adonnée à passer l’long du plain, juste à la place ousque s’trouve l’entrée d’la grotte du géant d’la Grande-Écorchis. Tu sé, même si not’ mère nous avait ben défendu d’aller jusque là, ça faisait un damné boutte de temps que j’désirais y aller. Ça fait que ce jour-là, avec ben du courage dans ma besace, je me sus dit qu’la meilleure manière de savoir si toute cette affaire-là, c’était vrai, c’était d’aller mettre le nez dans la grotte qu’y s’trouvait juste en d’sous du lac noir sans fond… C’jour-là, j’avais une ben bonne raison pour me rendre dans cet endroit. Parce qu’le long des falaises, cé là qu’y y avait les plus belles c’rises à grappe du pays, leu chair était drôlement sucrée. Pis là, j’me sus dit que p’t’être que l’géant d’la Grande-Écorchis aimerait ben ça en avoir une p’tite canisse ben pleine.

Y faut que j’te dise, Martial, que j’ai ben hésité avant de m’lancer dans c’t’ouverture toute noire pis béante d’la falaise. J’ai pris mon courage à deux mains, pis là j’sus entré dans la caverne défendue.

Mé j’ai pas eu besoin d’aller plus loin. J’ai entendu une voix ben puissante à faire trembler toute la falaise, pis qu’y m’a faite r’dresser les ch’veux sus la tête, une manière d’grand coup d’vent qui m’disait : « Tu as osé franchir le seuil de ma caverne, et ta hardiesse me plaît bien. Tu es la première femme à venir me rendre visite et, en plus, tu m’as apporté des cerises à grappes cueillies dans la falaise. Moi, hélas, je ne peux plus supporter la lumière du jour. Mes yeux sont presque fermés à tout jamais. La dernière fois que je suis sorti de cette caverne maudite, j’ai failli mourir en dégringolant la montagne. C’est pour cela que j’ai tenté de m’agripper à elle et que je l’ai écorchée de mes mains. La Grande-Écorchis, c’est le seul héritage que je laisserai à inscrire dans la mémoire collective des gens du pays. Va, Marguerite, va leur raconter ce que je t’ai confié. Et pour te remercier de ton geste de bonté à mon endroit, sache que l’enfant que tu portes sera doté d’une force herculéenne qui se manifestera à chaque soir de pleine lune. À présent, il ne me reste pour survivre que les quelques animaux qui osent venir s’aventurer dans les eaux noires du lac à Delard et qui s’y enfoncent. Je n’ai alors qu’à les saisir. Mais je sens que mes jours sont désormais comptés. À présent, laisse-moi. Il faut que je me repose… »

La Madeleine
« Astheure, mon garçon, tu connais l’secret d’ma force. Mé c’t’une chose qui faudra rester secrète ent’ nos deux. Si j’te raconte toute ça, cé pour en v’nir à l’histoire de Vachon. Cé don d’valeur qu’lui, y avait pas eu la chance d’rencontrer un géant comme ma mère! Là, y aurait pu s’en tirer autrement. Ah, si toutes les arbres d’la Madeleine araient pu conter son histoire, ben là, j’pense, a en araient des choses à raconter, de tout s’qu’y sé passé, pis du monde qui les ont bûchés avec ben des misères, pis des peines, pis ben d’la pauvreté des fois… Et pis, cé pas toute: ben des peurs aussi, faut l’dire. Ah!… la Madeleine !… Y s’en est-tu passé des choses là !… Autant dans la P’tite que dans la Grande!… »

À ce stade de sa chronique de petite histoire, il se rapprocha de moi et, sur le ton du secret, presque à voix basse, il me raconta ceci : « Là, garçon, c’qu’vas t’dire, cé quèque chose de ben r’ligieux qui s’est passé à la Madeleine. Une histoire ben étrange et ben mystérieuse. Un bon jour, un père missionnaire s’y était rendu pour des messes pis des prêches. Mé, j’sé pas pour quelle raison au juste, y a du monde qu’y ont faite du raffut pis du vacarme à c’qu’y paraît. Y fut ben gros dérangé durant qu’y débitait son sarmon pis son prône. Ça fait qu’y s’en r’tourna, mais pas n’importe comment : en maudissant la population d’la Madeleine ben fort. Pis on ne l’r’vit plus. Mé, à c’qu’on dit, peu de temps après, la maison où sé qu’l’curé restait quand y venait à la Madeleine, ben un bon jour, a fut ensevelie sous un éboulis, avec son propriétaire dedans. Pis là, l’plus étrange, cé qu’y faisait ben beau pis qu’l’éboulis y avait juste emporté la maison pis l’terrain pis le passeur d’la rivière qui l’occupait. Entéka, y diront s’qu’y voudront, mé moé, j’ai toujours pensé que s’tait une punition du Bon Dieu, parce que tu sé, mon garçon, « d’la soutane », comme disait mon grand-père, « eh ben, ça s’digère pas ».

Le Lac-au-Diable
« Cé comme l’histoire du Lac-au-Diable. Encore un aut’ beau nom qu’on y a donné à c’te colonie-là!… Ah! c’t’une ben étrange histoire, celle-là itou. C’tait au temps des chantiers. La vie était ben rude pis dure pour les bûcherons. Et l’dénommé Vachon, dont on disait à drette pis à gauche qu’y avait jusqu’à vendu sa femme à un chef « indien » d’la côte du Pacifique, j’peux t’dire que c’tait pas « un mangeux de balustre », loin de là. Toujours est-il qu’un bon jour, y resta pris dans l’bois, sa sleigh chargée de billots, pis son ch’val ben calés profond dans la neige. Vachon a eut beau forcer comme un beu pis crier comme un forcené après son ch’val, y avait rien à faire. La sleigh restait ben pris dans la neige avec toute sa charge. Pis là là, l’frette commençait à s’faire sentir, vu qu’là brunante tombait elle aussi. Ben entendu, Vachon, lui, continuait à crier de plus belle pis à fouetter sa pauv’ bête. Pis là, cé ben important de l’dire, y blasphémait le nom du Bon Dieu comme un damné!… « Y a rien qu’l’yable en parsonne qui pourrait m’déprendre d’icitte », qu’y hurlait… « Chu prêt à t’vende mon âme si tu m’sors de c’te *** de trou. »

Ben, cré-moé, cré-moé pas, comme par enchantement, l’ch’val s’mit à hennir comme si quèqu’un d’invisible l’avait dardé dans les flancs. D’un coup de reins si fort qu’y fit craquer les ménoires d’la sleigh, il se mit à la tirer du trou ou a s’était calée, pis ça, sans misère. Vachon, lui, ben satisfait, s’mit à rire comme un fou en essuyant les glaçons pis l’frimas d’sa moustache noire. Y sauta sus l’voyage de bois, pis s’en fut au camp…

Durant tout l’souper, les bûch’rons s’aparçurent ben que Vachon était pas ben ben parlant pis qu’y mangeait sans faire de train. Dehors, y fesait noir comme sus l’loup, pis l’vent s’infiltrait dans les craques des murs de bois rond du camp, en faisant trembler les flammes des lampes à l’huile. C’tait comme des plaignements sinistres, pires que ceux du braillard du phare d’la Madeleine, les soirs de brume sus l’fleuve. Après l’souper, Vachon s’en fut s’coucher sus son grabat. Pis là, y disait rien à parsonne. Tout d’un coup, on entendit comme un coup d’vent subit pis une voix qui résonnait comme un écho, Pis c’te voix-là, elle appelait étrangement : « VACHON… VACHON… VACHON… VACHON… »

Les occupants du camp étaient ben soûleur, cé moé qui te l’dit. Pis même s’y avaient ben peur, y s’sont tous rués sus la p’tite fenêtre pour voir s’qu’y s’passait sus l’lac tout proche…

Là!… mystère!… On aparçut clairement, comme dans une manière de buée blanche, un homme ben grand, habillé d’un grand manteau noir qui s’en v’nait lent’ment, en s’cachant la face. Cé là qui s’ produisit un fait ben mystérieux. Sans dire un mot, Vachon, pâle comme un mort, s’habilla comme dans un rêve, pis sortit dehors à la rencontre de c’t’homme étrange… C’tait l’diable en parsonne qu’y était venu charcher l’âme de Vachon. Y disparurent les deux dans les brumes du lac gelé. Jamais d’autre on ne la r’vu… Comme tu vois, y mérite ben son nom, l’lac au DIABLE!… »

Le père Martial est resté pensif un bon moment. Puis, il a poursuivi : « Té pas fatiqué, garçon, d’entendre mes baragouinages?… T’sé, toute ça, cé des histoires que grand’pa pis m’man m’racontaient, les soirs d’hiver, quand j’tais jeune. Pis moé, j’t’lé rapporte, rapport que j’trouve ça ben beau. Parce que ma t’confier quèque chose: Moé là, la Gaspésie, cé ma terre, pis je l’aime. A m’coule dans les veines tellement fort que ben souvent, a m’donne des palpitations. Tsé, malgré tout, on n’a pas encore réussi à y corrompre son âme à la Gaspésie. Allé ben nette, pis blanche comme une voile de barge, parce qu’allé pure pis qu’à s’souvient. ».

Là-dessus, il se leva, s’étira longuement dans la douceur et la quiétude de ce beau soir d’été. Le soleil baissait ses paupières roses dans le couchant. Lentement, avec respect, en le remerciant du fond de mon cœur, j’ai pris congé de mon hôte, en lui serrant la main, conscient que je venais de pénétrer bien profondément dans le mystère de la terre gaspésienne.

Photo

Deux pêcheurs sur le Lac-au-Diable, vers 1930-1940.
Musée de la Gaspésie. Série Claude Allard. P57, 81.11