C’est dimanche, c’est l’été, c’est congé… doublement congé! Aujourd’hui, pas de messe. On part pour Pointe-Navarre. Vous ne connaissez pas Pointe-Navarre? Révisez un peu votre géographie. C’est un lieu de pèlerinage réputé, peut-être pas autant que l’oratoire Saint-Joseph, mais ça n’a pas d’importance, c’est notre sortie de vacances. En ville, les jeunes attendent leur journée au parc Belmont, nous c’est notre pèlerinage à Pointe-Navarre.

Jacinthe Fournier
Originaire de Grande-Vallée

Depuis que monsieur le curé du haut de la chaire nous en a révélé la date, nous nous préparons. Vendredi, les religieuses nous ont dit de prier et de demander des faveurs. Si on est sincère, celles-ci seront exaucées. J’ai pensé demander une esclave qui se chargerait de mes tâches ménagères pour que je puisse me consacrer à mon passe-temps préféré, mais il semble qu’il faut s’en tenir à du spirituel. Je me creuse la cervelle depuis… On laisse entendre autour de moi que je pourrais demander de m’améliorer. Moi je me trouve bien comme cela. Je n’ai que 11 ans, il faut que je me garde quelques petites imperfections à corriger pour les pèlerinages à venir. Je ne veux pas gâcher ma journée à chercher. Je me dis que le bon Dieu connaît mes points faibles et qu’il est mieux placé que n’importe qui pour savoir où il doit faire pleuvoir des faveurs.

Les préparatifs sont déjà commencés. J’entends les bruits qui montent de la cuisine. Je suis encore sous les draps à attendre l’appel : « Les filles, levez-vous et venez donner un coup de main à votre mère! ». Je ne me fais pas trop tirer l’oreille… Cela ne me dérange pas du tout d’aider ma mère ce matin. J’y prends même plaisir. J’anticipe le voyage, les paysages la conversation avec mon père…

Nous nous installons à la table de la cuisine et nous préparons des sandwiches aux cretons et à la moutarde, quelques-unes au Paris pâté Cordon bleu. Ça, c’est le côté gastronomique de l’affaire. L’ordinaire de la maison ne comprend pas cette pâte crémeuse qui s’étend si bien et qui goûte si bon. Quelques biscuits secs pour dessert. Nous prendrons l’eau sur place. C’est de l’eau miraculeuse! Un peu comme à Lourdes, mais je n’ai jamais vu de transformation spectaculaire chez les gens qui en buvaient. Pourtant, j’ai bien surveillé les années précédentes. Je m’installais près de la fontaine et je surveillais les gens qui venaient y boire. S’ils étaient vieux, je m’imaginais les voir rajeunir, s’ils étaient courbés par la douleur, se redresser, s’ils étaient laids, s’embellir. Je n’ai pas encore rien vu de spectaculaire. Cette année, je vais être encore plus attentive afin de ne pas manquer « le miracle ».

Bon, j’ai fini les cretons. Ma mère prépare un thermos de thé pour mon père. Elle nous ferait bien du chocolat chaud, mais nous n’avons qu’un thermos et, chez nous, c’est l’ancienneté qui détermine l’octroi des privilèges. Donc je devrai attendre et m’en tenir à l’eau de la fontaine aux miracles. Nous empilons nos provisions dans la glacière et allons la placer dans la voiture.

Ma mère fait une dernière vérification : les oreilles, les pipis, les cheveux, les mouchoirs. Tout le monde réussit l’inspection sauf moi qui ai mis une robe sans manche. Pas question même s’il fait chaud d’affronter Notre-Dame-des-Sept-Douleurs les bras à l’air. J’argumente un peu. Inutile, ma mère a une notion du respect des lieux religieux différente de la mienne, mais c’est elle qui l’emporte et je dois trainer un chandail que j’ai bien l’intention d’oublier dans la voiture à l’arrivée. Vous savez comme moi que les mères ont des yeux tout le tour de la tête, mais que les pères n’en ont qu’une seule paire, heureusement pour nous autres, les enfants.

Cette année, ma mère ne peut nous accompagner, car nous avons un nouveau petit frère et ma mère l’allaite encore. Elle n’allaite que dans sa chambre, la porte fermée. À moins de trainer la chambre avec nous autres… Cela fait mon affaire, car j’ai décidé de m’asseoir en avant avec mon père. Il faudra que je me faufile avant qu’un autre s’installe. Ma sœur se tient pas loin du véhicule. J’espère qu’elle n’a pas pensé à s’asseoir en avant tout de même. Pense vite Jacinthe!

« Rachel! Maman t’appelle, elle a affaire à toi. » Rachel, toujours obéissante, s’empresse d’aller vérifier ce dont maman peut avoir besoin. J’en profite pour me glisser sur le siège avant et m’y installer confortablement, malheur à celui ou celle qui tentera de m’en déloger. De toute façon, papa dit qu’on n’a plus le temps de discuter si on veut arriver à temps. La voiture se remplit, les portes claquent, nous partons.

La semaine précédente, monsieur le curé a prié pour que nous ayons de la belle température. Il fait un temps magnifique; la prière… ou un heureux hasard. Le soleil brille et la mer est d’un bleu inimitable… Tout le petit monde est joyeux à défaut d’être recueilli. Les paysages se renouvellent. Chaque tournant nous réserve une surprise : un lac, un étang, des montagnes, des arbres en fleur. Nous traversons de petits villages proprets. À plusieurs endroits, nous rencontrons les gens qui se dirigent vers l’église. Chaque village a ses pèlerins et son dimanche. Aujourd’hui, nous serons seulement les paroissiennes et paroissiens de Grande et Petite-Vallée.

Je me pavane un peu sur le siège avant, je fais mon importante. Mon père me raconte l’histoire des villages et m’indique les résidences de parentés éloignées à ma demande. Ainsi le temps passe et nous arrivons finalement à Pointe-Navarre après avoir été un peu surpris du pont de Saint-Majorique et de la baie de Gaspé qui était bien basse et herbue.

Mon père stationne la voiture et je m’empresse de mettre pied à terre après avoir enlevé mon chandail à manche longue : il fait vraiment trop chaud! Beaucoup de pèlerins sont déjà arrivés et échangent des propos sur le voyage et la température. Pour certains, c’est sûr que le bon Dieu a des préférences pour les gens de Grande-Vallée. La semaine précédente, ceux de Cloridorme ont essuyé un déluge!

Il est temps d’explorer le territoire avant que la messe commence. Je grimpe en courant au calvaire. Je salue toutes les statues se dressant le long du sentier. Je cours autour des stations du chemin de croix en jouant à la tague avec d’autres jeunes pèlerins irrespectueux de l’ambiance recueillie des lieux. Quel plaisir! C’est mieux que des manèges!

La cloche nous appelle pour la messe. Nous sommes sévèrement avertis de bien nous tenir : « Surtout toi Jacinthe. Ne fais pas rire les autres. ». Comme mon père chante dans la chorale qui est face à la foule, je n’ai comme pas le choix de bien me tenir. Mon père ne plaisante pas avec la discipline. Il ne faudrait pas que je sois exclue du prochain pèlerinage. La messe se termine sur un « Ite Missa Est » du père Watier qui est, selon la tradition, celui par qui les miracles arrivent.

Vite, je cours aux tables de pique-nique. J’attends impatiemment que mon père ouvre la glacière et je me précipite sur un sandwich au creton tout en lorgnant du coin de l’œil ceux qui dégustent des hot-dogs chauds vendus à la cantine. Malheureusement, la gastronomie c’est pour les autres… Le budget familial ne le permet pas. Nous accompagnerons nos sandwiches de l’eau de la fontaine miraculeuse… en espérant qu’elle nous désaltère et nous purifie de nos fautes.

Après le diner rapidement dégusté, c’est récréation pour les enfants. Pendant que les adultes débarrassent les tables en devisant, je me lance avec mes frères et sœurs dans des courses folles dans la montagne. Les statues du chemin de croix n’ont pas souvent droit à autant de cris et de rires.

Mais il faut bien un moment donné revenir au sens du pèlerinage. La foule, précédée du père Watier, se dirige en priant et chantant vers le chemin de croix. Je suis consciente de la chance que nous avons de gravir le calvaire en même temps que le Christ. S’il pleuvait, nous devrions le faire dans l’église et ce serait plus triste pour tout le monde. Jésus me semble moins souffrant sous le soleil.

À mesure que les minutes défilent, je suis de moins en moins priante. J’aimerais bien que Jésus tombe un peu moins souvent. Bon, je me console en me disant qu’on n’ira pas plus loin que la mise au tombeau.

Après bien des agenouillements, des signes de croix, des « Avé » et des « Notre-Père », nous retournons au sanctuaire où a lieu le salut du saint sacrement et peut-être un miracle. Je m’assoie en avant et je surveille attentivement. Il ne faudrait pas qu’un miracle me passe sous le nez. J’en oublie même de jacasser et de taquiner. Certains penseront que je suis recueillie, mais non. Je suis concentrée. La cérémonie se déroule, le père Watier impose les mains. Je retiens mon souffle, je suis aux aguets.

Bon, c’est fini! Je suis déçue. Les malades sont encore malades et les unijambistes marchent encore à cloche-pied.

On se prépare au retour. J’espère bien encore avoir la place sur la banquette avant. Mon frère la revendique, mais je convaincs mon père que je serai malade si je m’assois à l’arrière. Comme la journée a été longue et qu’il reste encore 100 kilomètres à parcourir, il n’a pas le goût de discuter alors je m’assois à l’avant et me retourne pour faire des grimaces à mon frère… Je m’émerveille moins au retour qu’à l’aller. Il me semble que c’est plus long. Je suis fatiguée et brûlée par le soleil. Autant ça rigolait sur le siège arrière en descendant autant c’est calme en remontant. Même moi qui habituellement est pire qu’une pie, je reste silencieuse. Je ne peux résister à la fatigue et je finis par m’endormir.

L’arrêt du moteur me réveille. On est arrivé. Je suis un peu sonnée comme mes frères et mes sœurs par cette journée au grand air. Ma mère en m’apercevant s’exclame :
-Ç’a été plus fort que toi, il fallait que tu désobéisses!

Oups! Dans l’énervement, j’ai oublié de remettre mon chandail à manches longues.

-Mais maman, je viens juste de l’enlever en descendant de la voiture.
-Conte pas de mensonge en plus! Va te voir dans le miroir!

Je n’ai jamais eu un plus beau coup de soleil que celui-là! Mes épaules écarlates m’ont trahie. Mais ce n’est pas un petit sermon qui va gâcher ma journée. Je me suis bien amusée à ce pèlerinage.

Rendez-vous l’année prochaine si Dieu le veut… et si mon père le peut!

Photos (dans l’ordre)

Des fidèles réunis à la chapelle du Souvenir.
Collection Coreen Lemieux

Père Watier, années 1940.
Collection Coreen Lemieux

Chemin de croix, 2018.
Musée de la Gaspésie

Sanctuaire diocésain de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, devenu le sanctuaire Notre-Dame-de-Pointe-Navarre en 2003, 1946 et 2018.
Musée de la Gaspésie. Fonds Robert Fortin. P54/1b/4/16 et Musée de la Gaspésie

Tombeau du père Watier dans la chapelle du Souvenir, 2018.
Musée de la Gaspésie