Jean-Claude Clavet
Résident de Gaspé
J’abdique; j’accepte mon échec; je ne parviendrai jamais à amasser les 25 ¢ nécessaires. Je suis incorrigible. Je tourne autour du minuscule kiosque en osant pointer ma face de belette vers l’unique châssis montrant l’objet convoité. Je m’en veux. Impatient, je me révèle incapable d’atteindre la somme espérée pour accéder à la visite et, surtout, au toucher de l’objet, l’argent me brûlant les mains. Aussitôt que je possède 10 ¢, je cours le dépenser chez M’sieur Hules, marchand général de son état. M’sieur Hules ruse à exhiber toutes sortes de raisons de faiblesse sur son comptoir, de sorte que je flanche.
Au village de Pointe-Sèche (Saint-Yvon), cette chose, pour laquelle je me morfonds les sangs, représente la chose; qui possède une torpille allemande de la Deuxième Guerre et qui compte en ses rangs un homme assez fin finaud pour en réunir suffisamment de pièces afin d’ouvrir un kiosque à visiter aux touristes arpentant la route 6. Personne. Il n’y a personne des milles aux alentours, jusque dans les Hauts fort loin, qui brille ainsi par sa jugeote. De la jugeote, on n’en a jamais trop, c’est comme l’argent, clame mon père. Quand je l’entends, je culpabilise, non pour ma jugeote que j’apprécie assez, mais pour ma carence avec l’argent. Dîner tout juste avalé, je m’empresse de transiter par les « plains » pour entendre les vastes bernaches et voir, avant l’entrée en classe, la fameuse torpille. N’ayant que 10 ¢ en poche, je sais que je me leurre; j’ai beau m’évertuer à frotter énergiquement la pièce ronde entre mes doigts, elle ne se multiplie pas. J’abandonne l’incantation. Plutôt que me consoler, elle me rappelle mon incapacité d’obtenir 25 ¢.
Essoufflé, j’arrive au kiosque, excité de me coller au carreau du châssis. Malgré la distance de la chose, je me régale. Tout entier à mon acte, je vis hors du temps. Sur le miroir de la vitre, je vois, derrière moi, M’sieur Roch. Honteux de mon indiscrétion, je sursaute. Ma mère me prescrit de ne jamais mettre mes narines échancrées dans les affaires du voisin. M’sieur Roch me scrute, riant plus fort que la secousse de la torpille sur les crans que je n’ai jamais entendue. C’est bien le fin finaud, le chercheur de torpille. Il lance, se moquant de moi :
-Torpille allemande à visiter, 25 ¢.
Je lève les épaules en signe de dépit.
-Entre. C’est l’automne. Il n’y a plus de monde.
-Je n’ai pas de 25 ¢.
-Tu es curieux, c’est mieux que 25 ¢. Je me paierai en joie de te voir heureux.
Je rougis.
Voilà : je vois ces morceaux de torpille éparpillés de bord en bord du décor, morceaux qui, selon les dires populaires, ont été récoltés par M’sieur Roch qui passait par les maisons pour récolter les pièces ramassées par les villageois·es!
-Est-ce que les touristes arrêtent, M’sieur Roch?
-Regarde mon cahier, mon passage dans le temps. Tu es le millième. À l’école, cet après-midi, quand tu t’ennuieras, tu imagineras ta bosse des affaires.
Photos (dans l’ordre)
Plage à Saint-Yvon.
Bibliothèque et Archives Canada. 1936-271 NPC
La torpille dans le kiosque-musée de Roch Côté.
Collection Carl Mathurin
La torpille allemande fait désormais partie des collections du Musée de la Gaspésie et peut être vue dans l’exposition À la confluence des mondes.
Photo : Roger St-Laurent
Musée de la Gaspésie