La tradition charpentière de Paspébiac a ses racines ancrées dans l’économie des pêches et des besoins accrus en bois pour les compagnies jersiaises comme la Charles Robin & Company (et ses raisons sociales subséquentes) ainsi que la Le Boutillier Brothers, qui possèdent toutes deux leurs sièges sociaux à Paspébiac. Ainsi, dans la baie des Chaleurs, la ressource forestière est sollicitée pour la construction navale dès la fondation de Paspébiac en 1766.

Camillia Buenestado Pilon
Chargée de projets en patrimoine, Ville de Paspébiac

Le primat des besoins des pêcheries
Dès le début des années 1790, Charles Robin, qui faisait jusque là affaire avec Jersey pour la construction de ses bateaux, établit un important chantier maritime sur le barachois de Paspébiac. James Day devient le maître charpentier, concevant des bateaux de tout acabit pour le commerce de la morue vers l’Italie, le Brésil et les Antilles, notamment. Déjà, dès 1830, Paspébiac construit 21 % des navires de l’empire britannique. L’on va chercher ce bois en arrière de Paspébiac, mais aussi dans ce qui constitue aujourd’hui Hope et Hope Town, comme le témoignent les registres de lettres de Charles Robin. “Some of our timber is four miles from us »1, peut-on y lire!

L’économie des pêches ne sollicitera pas le bois uniquement pour les besoins en construction navale. Selon l’historien André Lepage, la majorité des établissements de pêche de la Côte-Nord sont construits à partir du savoir-faire des maîtres charpentiers de Paspébiac (comme celui de Magpie, par exemple) et avec du bois des environs.

Les réserves de bois
Conséquemment, le territoire se voit transformé par cette demande. À Paspébiac et à Hope, ce sont d’énormes pans de l’arrière-pays qui sont possédés par Charles Robin à titre de « wood reserves » (réserves forestières). En 1787, sur une carte de William Vondenvelden, on peut voir que le « woodland » (bois) est réservé pour les pêcheries de la compagnie Robin. De ce fait, dès 1800, l’arrière du barachois de Paspébiac est presque entièrement réservé aux compagnies Robin et Le Boutillier. On y trouve du bois de la plus grande qualité, dont de l’épinette rouge de la baie des Chaleurs, cité par J. C. Langelier comme étant, en 1824, l’un des meilleurs bois pour la construction navale. En 1877, il existe un grand carré Robin entre les 5e et 6e rangs de Paspébiac, toujours là en 1912. En 1793, des réserves de bois existent sous le vocable de « fir wood communes »2 à New Carlisle. Une commune existe aussi à Paspébiac, entre le 1er et le 2e rang (1860).

À Paspébiac, les premiers arpentages de 1836 révèlent des forêts naturelles et de multiples essences forestières. Le territoire est divisé sur les plans par espèces : les talles de cèdres, de bouleaux blancs, de sapins, d’érables et d’épicéas sont identifiées avec soin. En 1863, la publication Études sur les développements de la colonisation du Bas-Canada depuis dix ans (1851 à 1861)3 constate les progrès des défrichements, de l’ouverture des chemins de colonisation et du développement de la population canadienne-française. En arrière de Paspébiac, il y a une grande étendue de terrain d’une excellente qualité; c’est une forêt d’érables et autres bois francs, se prolongeant par une pente douce vers l’intérieur à une grande distance, de même que de chaque côté. Selon ces études, le plus grand nombre de nos pêcheurs n’attendent que ce chemin pour aller travailler sur des terres qu’ils ont pris en concessions, et les autres en feront autant lorsque ce chemin sera terminé.

En 1870, dans une carte de Murrison, l’on trouve à Paspébiac des « Grove of spruce », des petits « bosquets » d’épinettes, qui se trouveraient aujourd’hui dans les boisés de l’Auberge du Parc. En 1899, le rapport de colonisation décrit le canton de Cox comme « fertile, presque partout boisé en merisier, en érable et en cèdre »4.

Au début du 20e siècle, le gouvernement crée des réserves forestières en Gaspésie, notamment la réserve Barachois et la réserve de la Malbaie. Ce couvert forestier subit l’assaut d’un grand feu de forêt en 1909 qui détruira les réserves de bois du curé Duret et de James Day. Le feu de 1924 de la Bonaventure décimera également une grande partie du couvert forestier de l’arrière-pays qui se régénèrera surtout sous la forme de feuillus. Outre la construction navale et l’usinage du bois à destination d’établissements de pêche nord-côtiers, la production de bardeaux de cèdre représentera un secteur d’activité important pour Paspébiac et les environs de la baie des Chaleurs.

L’économie du bardeau de cèdre et les scieries
Le bois de sciage supplantera la production de bois équarri à compter du milieu des années 1860. Le développement des scieries gaspésiennes est aussi corollaire à l’urbanisation de la côte Atlantique américaine. À partir de 1874; les exportations du bois gaspésien se destinent alors essentiellement aux États-Unis, où il est également transformé.

La transformation de la ressource forestière en bardeaux bat son plein au milieu du 19e siècle. Malgré la crise économique qui affecte la production de bois du Québec dans les années 1874-1879, le bardeau est une ressource convoitée, qui sera transformée ici, en Gaspésie, puis exportée aux États-Unis. En effet, en 1871, il y avait 43 moulins à bardeaux en Gaspésie, dont l’un d’eux est détenu par la famille LeGrand de Paspébiac. La famille LeGrand possède un magasin général à l’ouest de Paspébiac, qui ouvre ses portes en 1870 et dont le premier propriétaire est Jean Le Grand. En 1879, un dénommé J.-P. LeGrand le remplace. Au moment de la reprise du magasin, J.-P. Le Grand investit dans un moulin à bardeaux. Ainsi, en 1883, il se lance officiellement. Il aura des installations à plusieurs endroits, dont près du ruisseau Leblanc et dans Petit-Bonaventure. J.-P. Le Grand meurt en 1911, et sa succession prend le relai des opérations liées au bardeau jusqu’au moins 1940.

Cette industrie sera fructueuse. En 1902, le cargo Bravo rapporte vers Toronto de Paspébiac 750 000 bardeaux de cèdres, incluant les types de bardeaux Laying Cedar, Long Gaspé, et Dimension. En 1905, on fait l’exportation de bardeaux de cèdre de Paspébiac et de traverses de chemin de fer, et l’on va jusqu’à décrire l’industrie du bois en 1908 ainsi : « l’on exploite surtout le cèdre que l’on convertit en bardeaux et qui est expédié pour la plus forte partie aux États-Unis »5. D’ailleurs, du cèdre, on en a! La Gaspésie serait « le seul endroit de la province où l’on en trouve autant! »6. Toutefois, en 1937, on mentionne qu’on ne trouve qu’un seul moulin, celui d’Aurélien Desrochers à Paspébiac, qui produit annuellement 75 000 bardeaux, « utilisés par la municipalité ».

Les LeGrand deviendront à Paspébiac de grands marchands de bois, mais outre les moulins à bardeaux, il existe plusieurs moulins à scie dans la grande région de Paspébiac qui serviront à de nouveaux usages, dont la colonisation, la construction de chemins de fer, et l’alimentation des papetières. Dans tous les cas, la Gaspésie change et ses activités d’exploitation commerciale battent leur plein. D’ailleurs, en 1940, l’on décrit les principales industries de Paspébiac comme les pêcheries et l’exploitation forestière (mais bon, on le disait déjà dès 1875). Les industries continueront à prospérer. En 1939, il y a une quarantaine de scieries dans le comté de Bonaventure, qui produisent, en ordre d’importance : du bois scié, du bois plané, des bardeaux, des lattes, et des traverses de chemin de fer. La Gaspésie destine, au courant du 20e siècle, ses exportations aux États-Unis, mais aussi en Angleterre et dans le reste du Canada.

En 1860, le canton de Cox vend certaines terres situées aux abords de la baie pour des raisons de colonisation. Toutefois, l’intérieur des terres n’est que très peu exploré. L’un des premiers à explorer le potentiel du territoire de la baie des Chaleurs est le député de Bonaventure Honoré Mercier, qui ouvre le chemin Mercier, notamment, et développe de manière significative la colonisation de Bonaventure.

Au tournant de du 20e siècle, la transformation du bois sur place permet de nouvelles débouchées. Pour une première fois, la Gaspésie se met à produire du bois de pulpe, des poteaux de téléphone, et des dormants pour chemins de fer. Enfin, à son apogée, les besoins en bois pour la transformation des pâtes et papiers font émerger une nouvelle industrie, la papetière.

En conclusion, les réserves forestières qui se situent près de Paspébiac ont joui d’une très grande importance dans le développement de cette industrie dans la baie des Chaleurs. D’abord réservés à des fins liées aux pêcheries, ces milieux forestiers ont ensuite répondu aux besoins liés à la construction du chemin de fer et au commerce du bardeau de cèdre. Les importantes retombées économiques générées par ce commerce ont fait essaimer une multitude d’hommes d’affaires dans notre petite bourgade.

À cet égard, au début du 20e siècle, il existe plus d’une centaine de moulins (à scie, à pulpe, à raboter, à bardeaux) autour de la péninsule gaspésienne. À Paspébiac, un dénommé Courchesne aurait eu en 1906-1907 un moulin à scie. De 1911 à 1915, Mme Prévôtat possède aussi un moulin à scie, celle-là même qui fonde un orphelinat agricole à Paspébiac. En 1915, il y a à Paspébiac cinq moulins et plusieurs marchands de bois, dont la Le Boutillier Brothers et la Charles Robin & Company. Pellan, dans son ouvrage Vastes champs offerts à la colonisation et à l’industrie : la Gaspésie : esquisse historique, ses ressources, ses progrès et son avenir de 1914, mentionne que des usines s’installent au pied de tous les cours d’eau et produisent du bois destiné à plusieurs usages.

« Grandes ou petites, parfois actionnées par une force hydraulique, le plus souvent chauffées aux déchets de bois, ces usines à bois sont partout, coupant les billots en rondes, produisant le bois de sciage, toutes les variétés de planches et de lattes, les ébauches pour fuseaux de l’industrie textile et parfois les montants de portes et fenêtres. »7

En 1914, à Paspébiac,

 

  • ont des moulins à scie : Elias Briard, T.C. Duret, Marie Prévôtat
  • sont marchands de bois : John Clement, E.W. Le Grand, Robin, Jones & Whitman,
    Le Boutillier Bros
  • ont un moulin à raboter : E.W. Le Grand (précédemment nommé)
  • ont un moulin à bardeaux : Succession de J.P. Le Grand

 

En ce qui concerne les moulins à scie, après 1915, on recense celui d’Elias Briard, toujours présent en 1932. En 1931, Aurélien Desrochers se rajoute ainsi que E. W. Le Grand, possiblement là depuis 1914. Puis, J. H. Selwyn Le Grand a un moulin à scie en 1962 à Paspébiac-Ouest